Sable 

Au contact de sa main contre sa joue, elle sent une matière anormale, quelque chose de granuleux qui roule sous ses doigts. Des copeaux noirs : elle a oublié que ce matin, exceptionnellement, elle s’est maquillée –  une touche de mascara sur ses cils trop clairs. Elle oublie souvent ses actes passés, des morceaux de vie aux gestes les plus intimes. Elle s’imagine dans le désert alors qu’elle est dans le train. Non, plutôt : elle s’imagine qu’elle est dans le train alors qu’elle est dans le désert. Cela aussi elle l’avait oublié : les trains n’existent plus que dans son esprit. Le présent, plus qu’un désert, est un vide, une sensation d’horizontalité tout entière, du sol (du sable rosé, très pâle) au ciel (bleu, gris, léger et extrêmement haut ; une voûte). Les souvenirs la font basculer dans un ailleurs – légèreté et inconsistance, flottement, dé-corporalité, somnolence ; pendant que le train défie/défile les distances. Elle ne sent alors plus ses pieds, l’espace qui tombe, s’étiole, le moment qui s’étire… L’ailleurs est maintenant, tout le temps.

Elle est femme accroupie sous un voile lourd qui la protège du soleil. Le tissu rêche crisse sur sa peau abîmée et qui, de jour en jour, s’épaissit, durcit, noircit. Le voile, la toile, glisse de son dos voûté, bizarrement arrondi. Le tissu s’efface, ne reste que le sable parmi les grains de sable, parmi la poussière, dans un océan immense de sécheresse. Il n’y a que : le sol, le soleil, à peine le ciel, et cette âme repliée, masse immobile qui brûle certainement sous cette chaleur littéralement écrasante, ce soleil au zénith. Aucune échappatoire à l’horizon, et l’horizon est infini. Brûle et durci, noirci, brillante et lisse, de plus en plus. 

Elle se recroqueville sur elle-même. Elle pense à la sensation de pleurer, exutoire et humidité. C’est un lointain souvenir, car ici, cela fait bien longtemps que plus aucune larme n’est possible. Comme si les émotions et les actes en résultant – pleurer, rire ou même sourire – avaient disparu en même temps que les trains, en même temps que le quotidien d’alors. En même temps que les mers et océans. Et en même temps, finalement, que les humain·es. Car, oui, et même si elle l’ignore encore, peut-être à jamais : elle est la dernière.

La dernière femme, une femme en constante transformation. Sa peau, auparavant douce, pâle et fragile, qui rougissait au moindre rayon de soleil, cette peau s’est craquelée et s’est faite carapace. Une carapace noire, brillante, épaisse et étincelante dans la lumière omniprésente, qui se courbe sur elle-même, se termine en point d’interrogation au bout duquel pointe une épine. La femme du train est devenue femme-scorpion dans le désert, femme-scorpion dont le dard empoisonne et tue. Sans hésitation. Toute trace de civilisation s’est effacée au profit de la survie. 

Maintenant qu’il a culminé tout en haut de son ascension, le soleil décline doucement. La femme-scorpion avance encore dans l’infini, décidée à aller jusqu’au bout de son histoire, coûte que coûte. Elle avance et pourtant se ratatine à chaque pas, pénible. S’imagine-t-elle un but ? Elle a l’esprit ailleurs. Des souvenirs viennent à elle, elle revit des morceaux du passé. Avant de les oublier définitivement. C’est ainsi que les choses ont disparu, une à une. Les moyens de locomotion. Les institutions. Les villes. La moindre maison. Les relations. Tout s’est effrité. Au début, la nature a repris ses droits.  Les plantes immenses s’emparent de son esprit, elle se souvient d’une forêt foisonnante, impraticable. Les bêtes étaient sauvages. Puis le mot sauvage a disparu lui aussi. Les autres mots ont suivi et la flore s’est effritée. 

Le soleil disparait, la chaleur reste. Elle s’immobilise, ne parvient plus à avancer sous sa peau-carapace. Son dard se recroqueville sur lui-même. Elle s’amenuise. Corps, dard, grain. Presque entièrement immobile, la transformation s’effectue par de micro-variations, dans le temps, dans l’espace, ce monde est relatif. C’est la pureté retrouvée. 
Elle a compris qu’il lui fallait devenir grain de sable. Elle se dit que seule la physicalité étincelante du minéral est la plus à même de protéger son âme. C’est ce qu’elle recherche : une ultime protection pour définir son rapport au monde. Femme-scorpion-sable et ses quelques souvenirs du monde d’avant, du monde disparu. 

Dans l’impossible vide, un bruissement surgit. On croirait voir le sol se mouvoir, dans cette mer de sable si calme en volupté. Certains automatismes lui restent. Elle voit, sent, entend encore. La femme-scorpion, femme-scorpion-sable devient femme-scorpion-sable-racine. Le dard s’enfonce dans le sol, à la recherche des dernières possibilités d’humidité. Elles sont comptées : goutte à goutte, gouttes si infimes et si éparses, jusqu’à ce que tout soit bu, l’océan, la pluie, les larmes, jusqu’à la moindre brise. Les pensées elles-mêmes se disloquent et s’évaporent. Après la dernière pensée, surgit l’oubli, total, la mort, véritable. Elle ne pourra même plus prendre conscience d’elle-même, femme-scorpion-sable-racine, dernier être vivant de la planète Terre. 

30/03/2020 - Laëtitia Toulout